"MaaS social" : vers de nouvelles coopérations dans le domaine de la mobilité

La Fabrique des Mobilités s’engage dans l’exploration de ce que pourrait être un "MaaS social", un MaaS au service de l’action sociale et de la réduction des inégalités face à la mobilité.

Auteur : Fabrique des Mobilités Marguerite Grandjean & Yann Bergamaschi

Licence : Inconnue


Site internet : https://lafabriquedesmobilites.fr/blog/maas-social

' Après deux années d’immersion dans l’univers du MaaS et à l’heure où questions environnementales et sociales s’imposent comme les deux faces d’une même pièce, la Fabrique des Mobilités s’engage dans l’exploration de ce que pourrait être un "MaaS social", un MaaS au service de l’action sociale et de la réduction des inégalités face à la mobilité.

Dans cet article, nous posons d’abord le contexte. Un "MaaS social", s’il existait, s’inscrirait à la croisée de deux courants de la mobilité : la mobilité numérique et la mobilité solidaire. Or ces deux courants sont restés et restent encore largement séparés, que ce soit au niveau des acteurs impliqués (et de leurs cultures et valeurs, perceptions et attentes), de leurs échelles et modalités d’intervention, des usagers ou bénéficiaires ciblés, des moyens et outils mobilisés. Résultat : la convergence entre MaaS et mobilité solidaire ne va pas de soi et les potentialités d’une telle rencontre restent à révéler.

Mobilités et inégalités : l’émergence d’un enjeu de société


Près d’un Français sur quatre (23%) déclarait en 2017 avoir dû refuser un travail ou une formation parce qu’ils ne pouvaient s’y rendre, selon l’étude ELABE commandée par le Laboratoire de la Mobilité Inclusive1. D’après le Baromètre des mobilités du quotidien de 20212, c’est 13,3 millions de Français qui seraient concernés par la "précarité mobilité". Les déterminants des inégalités et de la précarité liées à la mobilité sont connus depuis longtemps, entre capacités physiques et handicap, compétences, contraintes familiales, appartenances territoriales, pauvreté3 ou encore genre4. Mais depuis les années 2010, les difficultés liées à la mobilité semblent plus sérieuses et plus visibles, ce qui peut être attribué à une série de crises interdépendantes : éloignement constant des lieux de travail et des lieux de résidence, conscience accrue de la pollution et des gaz à effets de serre, hausse du coût de l’énergie, disparition de services publics et de proximité dans certains territoires…

La décennie 2010, un tournant


Des mouvements dédiés à ces problématiques ont alors émergé, dits de « mobilité solidaire » (offres spécifiquement à destination des publics les plus démunis) et « mobilité inclusive » (conception de la mobilité comme devant être accessible à tous by design). Des acteurs se sont créés et positionnés comme le Laboratoire de la Mobilité Inclusive créé en 2013 (LMI), Mobicoop (ex-Covoiturage-Libre) en 2011, Coopgo en 2015, et bien d’autres. Enfin, le volet « mobilité solidaire » de la loi LOM de 2019 est venu entériner et supporter cette mouvance5.

Or les années 2010 constituent aussi un tournant décisif au sein de l’ère numérique dans laquelle nous vivons, avec le développement rapide d’un autre domaine de la mobilité : le "MaaS", pour "Mobility as a service" ou "mobilité servicielle". Le MaaS intègre des services numériques (via des plateformes) afin de simplifier l'usage des différentes offres de mobilité en donnant une information complète à l’usager-voyageur et en facilitant l'accès à chaque mode de transport (transports en commun, train, covoiturage, vélo en libre service, etc.). La promesse : utiliser le numérique pour faciliter l’accès à la mobilité. Une promesse doublée de celle de la réduction de l’empreinte carbone, grâce aux mobilités douces et partagées mises en évidence sur les plateformes MaaS. Promesse plutôt écologique donc, et non sociale : le mouvement semble s’être développé en parallèle à la mobilité solidaire, sans réel point de convergence.

Mobilité numérique et mobilité solidaire : deux mouvements qui s'ignorent


Comment expliquer cette absence de lien entre ces deux mouvements, pourtant développés au même moment, dans le même domaine ? Si l’on regarde de plus près la façon dont ils sont nés, ce n’est pas une surprise : ils n’impliquent ni les mêmes acteurs, ni les mêmes régulateurs, ni les mêmes publics cibles.

Travail « dans la dentelle » et logique du « scale »


Du côté des acteurs, de manière générale, les tenants de la "révolution numérique" (logiques Start-up Nation, capital-risque, "there’s an app for everything", "winner takes all", etc.) et ceux du "social" (tissu associatif et coopérativiste, logique de "remettre l’humain au centre", etc.) se côtoient finalement assez peu, et n’ont de fait pas l’habitude de collaborer ensemble, quand ils ne se rejettent pas mutuellement. Il en va de même pour le MaaS, qui s’est développé au sein d’une culture numérique, sous l’impulsion notamment d’acteurs privés (comme Uber par exemple) de manière plutôt centralisée, et plutôt dans de grosses métropoles, avec des moyens importants (quitte à financer de grosses plateformes relativement peu utilisées se cherchant une masse critique). La mobilité solidaire, elle, a émergé du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), de façon ultralocalisée, et par définition sur des territoires moins bien dotés, plus précaires et/ou peu denses, avec des moyens d’une moindre échelle, voire artisanaux. Ainsi, la différence entre mobilité solidaire et MaaS peut se résumer ainsi. La mobilité solidaire est issue d’une approche plutôt orientée "territoire", très spécifique à chaque zone et ses besoins particuliers : un travail "dans la dentelle", avec une offre territorialisée, diversifiée et foisonnante, mais peu coordonnée. Le MaaS quant à lui procède plutôt d’une approche orientée "produit", venue du numérique, qui agrège des offres de manière plus verticale, suivant une logique de "scale" en quête permanente de passage à l’échelle.

L’éclatement des compétences administratives


Par ailleurs, du côté du régulateur ou donneur d’ordres public, les compétences concernant le social et celles qui concernent la mobilité ne se situent pas toujours au même échelon dans les administrations et les collectivités territoriales. Depuis la loi LOM de 2019, ce sont les Autorités Organisatrices de Mobilités, généralement agglomérations ou régions, qui sont compétentes pour la supervision de la mobilité sur leur territoire, y compris pour le développement de MaaS. L’action sociale (dont la mobilité solidaire), elle, relève plutôt de la responsabilité du département6. Deux échelons et deux domaines qui ne se parlent que peu, alors même que le cadrage d’un projet de mobilité sociale comme de MaaS dépend en grande partie de l’entité publique qui le porte.

Mobilité, solidarité, numérique : la politique à trois temps


Rajoutons encore une couche de complexité : ni la "mobilité numérique", ni la "mobilité solidaire" ne font l’objet de politiques structurées. Opérer des croisements entre deux domaines eux-mêmes hétérogènes devient donc encore plus complexe. Les politiques de transport se caractérisent historiquement par leur éclatement et leur dimension localisée : les compétences concernant la mobilité varient fortement selon les territoires, y compris entre échelons d’une même nature (intercommunalités par exemple). Des politiques de mobilité numérique ne sont pas non plus formalisées de façon cohérente et homogène, malgré les développements de MaaS publics (comme celui d’Île-de-France Mobilités par exemple). Côté social et solidaire, l’émergence d’une politique publique de mobilité solidaire n’en est qu’à ses débuts. Si l’acteur public a une volonté réelle de soutien à la mobilité solidaire, les soutiens restent dispersés et peu lisibles, malgré des initiatives comme la plateforme "Tous Mobiles", lancée en 2021 par le LMI et le Ministère de la Transition écologique pour aider les acteurs territoriaux à articuler une politique de mobilité solidaire au sein du foisonnement d’offres et de financements existants7.

MaaS : qui est IN, qui est OUT ?


Enfin, les publics cibles ou "usagers" sont, dans les faits, distincts. Une étude de TNS Sofres menée pour Keolis et Netexplo en 20168 détaillait différentes catégories d’utilisateurs de la "mobilité numérique". Les utilisateurs "cœur" du MaaS correspondent aux 10% de répondants nommés "hyperactifs", prompts à la fois à l’usage d’applications mobiles et de transports en commun (dont la moitié vivrait en Île-de-France). A l’inverse, la mobilité solidaire vise les publics "isolés" (revenus modestes qui empruntent peu les transports publics) ou "fragiles"(en situation de sous-mobilité profonde), deux publics que l’étude regroupe sous le nom de "offline" (30% des répondants), donc par définition en dehors du MaaS. En effet, pour ces publics plus fragiles, l’outil numérique constitue plutôt une barrière qu’un moyen d’accès supplémentaire, notamment lorsqu’à la complexité numérique s’ajoute un manque de compétences élémentaires dans la mobilité (savoir lire une carte, savoir comment se déplacer, etc.)

En bref, le monde du MaaS ne connaît qu’assez mal le monde du social, qui le lui rend bien. Dans ces conditions, difficile pour des associations de terrain d’envisager les potentialités d’outils numériques dernier cri ou de formuler des besoins éventuels à destination de ceux qui les développent. Récriproquement, il ne va pas de soi pour les acteurs du numérique d'envisager et de développer des solutions et fonctionnalités qui répondraient spontanément à des cas d'usages et enjeux sociaux (inclusion, accompagnement, médiation, etc.).

Mais alors, un "MaaS social" serait-il possible, voire souhaitable ? À quelles conditions ?

Décloisonner les secteurs et les métiers


S’il permet de rapprocher les deux mondes séparés du numérique et du solidaire, à la fois en respectant leurs fondamentaux et en libérant leur potentiel, le MaaS pourrait constituer un véritable outil pour répondre à une préoccupation grandissante de l’acteur public et des populations autour des difficultés liées à la mobilité. À première vue, le MaaS pourrait rendre visibles des aides et des offres dispersées, et en les agrégeant, proposer des lignes de mobilité alternatives lisibles et accessibles.

Il ne s’agit pas pour autant de surestimer les possibilités du numérique, de le hisser comme LA solution incontournable, et moins encore, de vanter les mérites d’une numérisation généralisée de la société. Il s’agit plutôt de mettre en lumière, à l’aide d’exemples concrets, quels seraient les leviers qu’un MaaS pourrait activer au service de l’action sociale, et quelles seraient les conditions qui rendraient cela possible.

L’exploration de ce « MaaS social » fera l’objet de travaux et publications ultérieures de la Fabrique des Mobilités. Si le sujet vous intéresse et que vous souhaitez rejoindre l’aventure, écrivez-nous à l’adresse suivante : yann@fabmob.io

1 : Echantillon représentatif de 1003 personnes de 18 ans et plus, interrogées en ligne en décembre 2016
2 : Enquête menée auprès de 13 000 Français entre octobre et décembre 2021
3 : Jean-Pierre Orfeuil (2010), “La mobilité, nouvelle question sociale ?”, SociologieS
4 : Voir à ce sujet les travaux de géographie féministe de Melissa R. Gilbert.
5 : France Mobilités | Les solutions de mobilité pour tous
6 : Ministère de la Cohésion des territoires | Compétences des collectivités territoriales
7 : Laboratoire de la Mobilité Inclusive
8 : Le Monde | "Le monde merveilleux de la « mobilité connectée"
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